La chasse aux tigres
Vendredi 23 octobre 2020
L'automne, depuis des lustres, je vais faire une excursion en forêt. Une piste cyclable, non loin de ma résidence, attire les promeneurs avec son joli boisé qui contient des dizaines d'essences d'arbres.
Aujourd'hui, j'ai donné rendez-vous à cet endroit à mon ami Jean-Paul, un professeur de philosophie qui enseigne Platon à l'université, qu'il fait apprécier à ses étudiants en récitant ses platonneries, ses vacheries et ses cochonneries quand il nous présente sa fameuse caverne qui rassemble ses disciples sodomites.
Le boisé de mon entourage est fréquenté l'automne par des tigres qui peuvent passer inaperçus en mêlant leur pelage orangé, jaune et noir au feuillage des arbres. Bien que je sois craintif de nature, je n'éprouve aucune crainte à croiser ces animaux sauvages, car j'ai appris dans le guide de la forêt mauricienne de la société protectrice des animaux qu'en présence d'un tigre menaçant, pour le rendre très doux et inoffensif à votre endroit, il suffit simplement de le tirer doucement par la queue. Ce problème est résolu.
Or, Jean-Paul n'arrive jamais à l'heure : comme tout philosophe qui se respecte, il est en retard, d'abord dans sa spécialité, et ensuite, je n'ose l'exprimer, mentalement il n'est pas très éveillé, c'est la raison pour laquelle, comme ses autres confrères, il a choisi cette vocation pour pouvoir recruter des victimes qui deviendront d'excellents professeurs de philosophie à leur tour! Ainsi progresse la science des sciences!
Au lieu d'attendre son arrivée, je m'enfonce dans la petite forêt à la recherche des tigres. Je marche à pas de loup, c'est la précaution que conseille vivement la société protectrice des animaux dans son traité sur les bêtes sauvages : « Pour la chasse aux tigres, suggère-t-on, marchez toujours à pas de loup! ». Ce problème est résolu.
Après un certain temps, je ne vois toujours aucun tigre et je me demande bien pour quelle raison? Une réponse m'éclaire : dans les endroits où se tiennent les tigres, dit toujours la bible de référence, on retrouve aussi des panthères. Alors, c'est bien simple, dans mon boisé, les panthères ont mangé les tigres, c'est évident. Ce problème est résolu.
Je poursuis mon excursion et je ne rencontre pas de panthères non plus. Une phrase de la société protectrice des animaux me vient à l'esprit : quand il n'y a pas de panthères c'est parce que, généralement, dans les lieux fréquentés par ces fauves, il y a des crocodiles. Je conclus que les crocodiles auront bouffé toutes les panthères. Ce problème est résolu.
J'avance toujours lentement et, curieusement, je n'entends aucun bruit de pleurs. Or, les crocodiles, on les reconnaît à ce trait, émettent des pleurs de crocodiles : l'expression « pleurer comme des crocodiles » en fait foi! Comment expliquer qu'il n'y ait pas de crocodiles ? La réponse est évidente : ils auront été piétinés par des éléphants, parce que dans la jungle les éléphants vivent près des habitats des crocodiles. Ce problème est résolu.
Retenant mon souffle, je marche encore quand un bruit énorme de feuilles froissées provient d'un buisson obscur, là devant moi. Je fais un pas en arrière et le bruit s'amplifie. La peur m'envahit : je vais faire face à plusieurs éléphants, car j'ai lu la mise en garde de la société protectrice des animaux : « les éléphants se tiennent en troupeau ». Je crains d'être piétiné par ce troupeau d'éléphants, je claque des dents, et soudain j'aperçois l'ombre difforme de Jean-Paul qui arrive en force comme un argument philosophique : « Excuse-moi, dit-il, je suis un peu en retard et j'ai pensé que tu avais pris de l'avance en t'enfonçant dans les bois. Enfin, nous allons pouvoir aller paisiblement à la chasse aux tigres... »
Denis Rheault
ce 23 octobre 2020
Trois-Rivières